La Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église (Ciase) a rendu son rapport le 5 octobre 2021. Après 3 années d’enquêtes, de documentations et d’écoutes des victimes comme des pédocriminels, le constat du "rapport Sauvé" est glaçant : en France, 330 000 personnes ont été abusées sexuellement entre 1950 et 2020, alors qu’elles étaient mineures, au sein de l'Église.
Comment traiter d’un sujet aussi tabou que la pédophilie ? En parler, c’est déjà difficile. L’écouter, c’est se perdre dans la visualisation – insoutenable – des actes racontés. Le voir, c’est ne plus y échapper et se perdre dans l’ignominie que représente l’abus d’enfants. L’abus d’êtres innocents des êtres "purs" aux yeux de l'Église, propres de tous péchés. En parler reste tout de même essentiel. Un passage obligé vers la guérison, vers la survie.
La primauté de la parole et de l’écoute
Au cœur du film Spotlight (2015) de Tom McCarthy : la parole. Cette œuvre oscarisée raconte le travail journalistique d’une cellule d’enquête d'un journal local, The Boston Globe. Une histoire vraie qui débute par l’envie – même le besoin – d’une personne victime d’être entendue. D’être reconnue. Ces journalistes sont les premiers à lui tendre l’oreille. Sur les deux heures de film, le spectateur entendra la parole de victimes ravagées, dans leurs chairs et leurs psychés, par ce que des prêtres leur ont fait subir. Tous ces témoignages sont vrais : cette réalité perturbe, bouscule.
Cette réalité a de douloureux que tous ces survivants, comme ils préfèrent être appelés, ressentent au quotidien les dégâts de ces abus subis durant l’enfance. Un homme dit n’avoir jamais eu d’autres expériences sexuelles que celles imposées par le prêtre de sa paroisse. Son corps ne lui appartient plus, sa sexualité encore moins. Un autre raconte ne pas savoir comment se comporter auprès de ses enfants, de peur d’avoir été transformé par ce qu’on lui a fait. Une femme verbalise sa phobie des hommes, non plus seulement de ceux d'Église.
Toutes ces prises de parole ont servi : en 2002, lors des révélations du Boston Globe, des têtes sont tombées au sein de l'Église des États-Unis et des milliers d’autres cas d’abus sexuels se sont révélés. Au sein des États-Unis et ailleurs. La parole a alors commencé à se libérer.
Les dégâts sur une vie
En apparence, la série américaine Ray Donovan (2013-2020) d’Ann Biderman raconte l’histoire d’un homme de famille, dont le métier consiste à démêler les problèmes des stars et personnalités de Hollywood. En vérité, cette série dévoile les dessous d’une vie, celle de Ray Donovan, marquée par des abus sexuels subi pendant l’enfance.
Le prêtre de sa paroisse, à Boston, abuse de lui des années durant. De son cadet, aussi. Lui a hurlé sa peine. Ray Donovan a préféré garder le silence. Pourquoi ? Parce que la honte. La honte d’avoir laissé faire. La honte d’avoir gardé le silence. La honte du temps qui passe et des abus qui restent.
Ray Donovan marque un tournant dans la compréhension des personnes victimes d’abus sexuels. Dans son rapport, la Ciase explique bien la violence des abus perpétrés dans l'Église : elles touchent à la foi, aux Écritures, aux préceptes fondateurs de l'Église et à l’image du prêtre. Elles touchent aussi, de façon plus insidieuse, à la construction de l’enfant en tant que personne. En grandissant, ces enfants sont souillés par les désirs compulsifs d’êtres malades, usant de cette religion pour correspondre à leurs manipulations.
Le personnage de Ray Donovan est construit d’après un profil "idéal" pour les pédocriminels installés au sein de l'Église. Un père absent et une mère à la lisière de la mort, le jeune Ray est seul pour s’occuper de son petit frère. Le seul qui lui donne l’affection qui lui manque tant, c’est ce prêtre. Ce dernier use de cette solitude pour isoler le garçon, totalement vulnérable à cette emprise qui se referme sur lui. Le tient captif, jusque dans sa vie adulte : Ray Donovan souffre de stress post-traumatique. Le silence le ronge, le rend violent et dur. Il repousse celles et ceux prêts à l’aimer et à l’écouter. Certains mots ou phrases réveillent en lui des flashs violents, des souvenirs douloureux.
La guérison par le combat
En 2016, Alexandre Guérin - François Devaux dans la vraie vie - se rend à la messe, dans sa ville natale de Lyon. Celui qui mène l’office ce matin-là, c’est le père Preynat. Il a abusé sexuellement de lui dans les années 1980, alors que le jeune Alexandre est scout. Cette histoire vraie est celle que raconte François Ozon dans son film primé Grâce à Dieu (2019). Cette histoire, c’est celle du combat mené par les membres de l’association fondée en 2015 par les victimes du père Preynat, La Parole libérée.
C’est à Swann Arnaud qu’est confié le rôle d’Emmanuel Thomassin, dont la vie a été volé par ce prêtre pédocriminel. L’homme, le vrai Thomassin, se bat encore aujourd’hui pour que ce "mal systémique", comme l’appelle la Ciase, cesse. Ravagé par son passé d’enfant violé par le père Preynat, il s’est rapidement tourné vers la drogue, l’alcool et court sur le fil de la mort.
Dans ce film, comme dans la véritable affaire du père Preynat et de celui qui a couvert ses agissements, le cardinal de Lyon, Monseigneur Barbarin, tous ces hommes violés regrettent la même chose : leur silence. Parce qu’ils sentent que la chape de plomb qui les a recouverts a condamné d’autres enfants à subir la même chose. Leur combat, désormais adulte, est de faire éclater leur vérité au grand jour, quittes à s’exposer. Quittes à embrasser la honte qui les a habités toute leur vie. La honte d’avoir été violé. Pour que plus jamais ces actes puissent se reproduire.
Les membres de La Parole libérée, dissoute en mars 2021, sont parmi les premiers à avoir demandé la dissolution complète de la Conférence des évêques de France (CEF). Le "rapport Sauvé" ne la recommandait pas – catégoriquement refusée par la CEF, alors qu’ils étaient des centaines à l’exiger – mais pointait du doigt sa responsabilité dans la protection des prêtres pédocriminels. La raison ? Protéger l'Église, quoi qu’il en coûte, même au prix de viols et abus d’enfants.
L'association lyonnaise a sorti un livre en mars dernier, Marianne, n'entends-tu pas tes enfants pleurer ?. L'ouvrage revient sur la pédocriminalité dans l'Église et ailleurs : "un livre d'information pour qu'on ne puisse plus dire : 'Je ne savais pas'. Un livre de combat pour que nous changions ensemble la vie de millions d'enfants."
Prévenir pour mieux guérir
L’assistance. Voilà ce que les membres de La Parole libérée auraient voulu incarner, avant de grandir et de laisser croître en eux le courage nécessaire. C’est d’un point de vue rare que la série Ainsi soient-ils (2012-2015), créée par David Elkaïm, Bruno Nahon, Vincent Poymiro et Rodolphe Tissot, choisit de traiter du sujet de la pédophilie dans l'Église.
Cette œuvre se concentre sur les parcours de cinq prétendants à la prêtrise, entrés au séminaire des Capucins à Paris, à notre époque. La Ciase souligne, dans ses recommandations, l’improbable négligence actuelle de l'Église dans la sélection, puis formation, des futurs ecclésiastiques. Pas un mot sur les sciences humaines. Pas un mot sur les droits de l’enfant. Pas un mot sur l’éducation sexuelle. Bref, un manque de réalité critique face à notre société actuelle. Cette série permet d’en avoir la preuve, puisqu’elle se base sur des parcours réels.
À l’occasion de la troisième saison, la série française fait entrer en jeu un prêtre fraîchement arrivé dans une paroisse. Rapidement, il prend connaissance des soupçons tournant autour de son supérieur hiérarchique. Jusqu’à le surprendre. Très vite, il tente d’en informer le diocèse, puis l’évêque, jusqu’à l'Église de France.
Réponse ? Le silence et le rejet. Ce que la Ciase qualifie, dans son "rapport Sauvé", de "responsabilité institutionnelle" de l'Église à avoir couvert, et donc laissé faire, les abus sexuels en son sein.
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